XII
Les Esclaves
« Vous devez vous occuper de lui, dit Balzac.
— Dans une pension pour dames ? » objecta Margaret. Calvin, debout, immobile, avait le regard fixe, perdu dans le vide.
« Il y a des serviteurs, non ? C’est votre beau-frère, il est malade, ils ne vont pas refuser. »
Margaret n’avait nul besoin de demander à Balzac la raison de sa décision subite. Il avait reçu le jour même à l’ambassade de France du courrier d’un éditeur parisien. Un de ses essais sur ses voyages en Amérique était déjà paru dans un hebdomadaire et connaissait un tel succès que l’éditeur allait proposer le reste en feuilleton avant de réunir l’ensemble sous forme de livre. Une lettre de crédit accompagnait le courrier. Elle suffisait pour le retour en bateau.
« Au moment où vos écrits sur l’Amérique commencent à vous rapporter de l’argent, vous voulez partir ?
— Mes écrits sur l’Amérique en paieront mon départ, répondit Balzac. Je suis romancier. J’écris sur l’âme humaine et non sur les coutumes saugrenues de ce pays barbare. » Il sourit. « Et puis, quand on lira ma prose sur la pratique de l’esclavage à Camelot, j’aurai intérêt de ne plus m’y trouver. »
Margaret fouilla les avenirs du Français. « M’accorderez-vous une faveur, alors ? demanda-t-elle. Celle d’écrire de telle manière qu’au moment où la guerre éclatera entre les années de l’esclavage et celles de la liberté, aucun gouvernement de France n’osera légitimement prendre les armes aux côtés des esclavagistes ?
— Votre imagination accorde à ma plume davantage de pouvoir qu’elle n’en aura jamais. »
Mais elle voyait déjà qu’il honorerait sa requête et qu’elle porterait ses fruits. « C’est vous qui vous sous-estimez, dit Margaret. La décision que vous venez de prendre dans votre cœur a déjà changé le monde. »
Les larmes montèrent aux yeux de Balzac. « Madame, vous m’avez fait ce cadeau inestimable qu’aucun écrivain ne recevra jamais : vous me dites que mes récits imaginaires ne sont pas frivoles, qu’ils améliorent l’existence dans la réalité.
— Rentrez chez vous, monsieur de Balzac. L’Amérique a bénéficié de votre visite, et la France bénéficiera de votre retour.
— Dommage que vous soyez si solidement mariée, dit l’écrivain. Jamais je n’ai aimé une femme comme je vous aime en ce moment.
— Ridicule, fit Margaret. C’est vous-même que vous aimez. Je n’ai fait que vous donner des nouvelles de l’être aimé. » Elle sourit. « Que Dieu vous bénisse. »
Balzac prit la main de Calvin. « Il ne servirait à rien que je lui parle. Dites-lui que j’ai fait de mon mieux mais que je dois retourner chez moi.
— Je lui dirai que vous restez son ami fidèle.
— N’insistez pas trop ! lança Balzac d’un ton d’horreur feinte. Je ne tiens pas à le voir débarquer chez moi. »
Margaret haussa les épaules. « Alors, vous vous arrangerez avec lui. »
Balzac s’inclina sur sa main et la baisa. Puis il s’en alla d’un pas vif sur le trottoir.
Margaret se tourna vers Calvin. Il avait le teint pâle, la peau blanche et marbrée. Il puait. « Ça ne peut plus durer, dit-elle. Il est temps de découvrir où on te retient. »
Elle mena l’enveloppe docile de son beau-frère dans la pension. Elle caressa l’idée de le laisser dans la salle commune mais imagina ce qui se passerait s’il se mettait à lâcher des vents, voire pire. Elle lui fit donc monter l’escalier. Il le gravit d’assez bon cœur, mais elle dut le tirer à chaque marche, sinon il restait sur place. La notion d’une ascension d’un trait était au-dessus des forces de son attention fuyante.
Poissarde était dans le couloir lorsque le couple parvint à son étage. Margaret vit avec plaisir que la jeune servante, dès qu’elle la reconnut, abandonna l’attitude soumise de l’esclave pour la regarder droit dans les yeux. « Ma’am, vous pouvez pas amener de messieurs à cet étage. »
Margaret déverrouilla calmement sa porte et poussa Calvin dans la chambre tandis qu’elle répondait : « Je peux vous l’assurer, ce n’est pas un monsieur. »
L’instant suivant Poissarde se glissait dans la chambre et refermait la porte derrière elle. « Ma’am, c’est un scandale. Elle va vous jeter dehors. » Alors seulement elle posa les yeux sur Calvin. « L’a quoi, çui-là ?
— Poissarde, j’ai besoin de votre aide. Pour que cet homme se retrouve. » Aussi brièvement que possible, elle lui raconta ce qui était arrivé à Calvin.
« C’est lui il m’a redonné mon nom ?
— Je suis sûre qu’il ne se rendait pas compte de ce qu’il faisait. Il est effrayé et désespéré.
— Je sais pas si je le hais, dit Poissarde. J’ai mal tout l’temps à présent. Mais je sais j’ai mal.
— Vous êtes une femme entière maintenant, dit Margaret. Vous êtes libre, même dans votre esclavage.
— Çui-là, il a le pouvoir redonner tous les noms ?
— Je l’ignore.
— L’homme noir qui prend les noms, je sais pas son nom à lui. Peut-être je reconnais sa figure si je le vois.
— Et vous n’avez aucune idée de la cachette où il emporte les noms ?
— Personne sait. Personne veut savoir. On répète pas quand on sait pas.
— M’aiderez-vous à le trouver ? D’après Balzac, il rôde du côté des quais.
— Oh, facile le trouver. Mais comment vous allez l’empêcher tuer nous trois : vous, l’homme blanc et moi ?
— Vous croyez qu’il le ferait ?
— Une femme blanche et un homme blanc qui savent il a les noms ? Il va croire c’est moi je vous l’ai dit » Elle se passa le doigt en travers de la gorge. « Mon cou, il va le couper. Donner un coup de couteau en plein vot’ cœur. Ouvrir le vent’ à l’homme blanc. C’est ça qu’arrive quand on répète.
— Poissarde, je ne peux pas vous expliquer, mais je vous assure : on ne nous prendra pas par surprise.
— Je préfère surprise s’il nous tue », dit Poissarde. Elle mima une nouvelle fois un égorgement « Venir en douce par-derrière.
— Il ne nous tuera pas. Nous resterons à bonne distance.
— Nous avance à quoi ?
— Je peux beaucoup apprendre de loin sur un homme, une fois que je sais qui il est.
— J’ai encore une chambre je dois finir nettoyer.
— Je vais vous aider », proposa Margaret.
Poissarde faillit éclater de rire. « Vous êtes dame blanche très bizarre.
— Oh, j’imagine que les commentaires iraient bon train.
— Vous restez là, dit la jeune esclave. Je reviens vite. Après, j’ai demi-journée. Ils seront forcés me laisser sortir avec vous. »
*
Danemark passa une matinée infructueuse à se renseigner sur un Blanc qui s’était retrouvé vidé d’un coup. Il frappait aux portes sous le prétexte de chercher du travail pour un maître imaginaire, ainsi les esclaves qui lui parlaient avaient une réponse à donner quand on leur demandait qui était à l’entrée. Les esclaves savaient tous qui était Danemark, bien entendu personne n’était plus célèbre parmi les Noirs de Camelot que le collecteur de noms. En dehors de Gullah Joe, l’homme-oiseau qui volait jusqu’aux bateaux négriers. Tout le monde s’efforçait donc de l’aider. Un seul ennui avec ces gens privés de noms : leurs souvenirs n’étaient pas nets. Ils se rappelaient vaguement avoir entendu raconter telle ou telle chose à propos d’un Blanc malade ou incapable de marcher, mais à chaque fois il s’agissait en définitive d’un vieil invalide ou d’un moribond décédé depuis. Il lui fallut attendre l’après-midi pour récolter enfin une information qui ressemblait à ce qu’il cherchait.
Il suivit la rumeur jusqu’à une pension bon marché où, oui, effectivement, deux Blancs avaient partagé une chambre, et l’un d’eux, le Nordiste, avait attrapé une maladie étrange. « Y mange, y boit, y pisse, fait tout ça, dit le valet qui s’était occupé de leur chambre. J’y change pantalon trois fois par jour, lave tout deux fois. » Mais ils venaient de partir le matin même. « Le Français, l’a reçu une lett’, l’a tout ramassé, pis emmené l’homme sans rien dedans, à présent tous les deux partis.
— L’a dit où il emmenait son ami malade ? demanda Danemark.
— Rien dit à moi, répondit le valet.
— Quelqu’un sait ?
— Tu veux j’ai des ennuis ? Tu veux mon patron blanc pose des questions ? »
Danemark soupira. « Tu dis que l’Français et l’Nordiste, ils doivent de l’argent à mon maître. »
Le valet parut intrigué. « Ton maît’ assez bête pour prêter de l’argent à eux ? »
Danemark se pencha à l’intérieur pour se rapprocher du valet. « C’est un mensonge, dit-il. Toi, tu vas dire qu’ils doivent de l’argent à mon maître, alors le patron blanc va te dire où ils sont partis. »
Il fallut un moment mais le valet comprit et s’en retourna dans la maison. Lorsqu’il revint il avait des renseignements. « Calvin, l’homme malade, il a belle-sœur ici. Dans pension.
— Quelle adresse ?
— Patron blanc sait pas.
— Ton patron blanc voudrait un pot-de-vin », dit Danemark.
Le valet fit non de la tête. « Non, il sait pas, la vérité.
— Comment j’vais la trouver sans l’adresse ? »
Le valet haussa les épaules. « Peut-être mieux demander un peu partout.
— Demander quoi ? “Y a une femme avec un beau-frère malade qui s’appelle Calvin et elle habite quèque part dans une pension” ? Je vais avoir beaucoup de résultats. »
Le valet le regarda comme s’il était fou. « Je crois pas tu auras grand-chose comme ça. Je parie ce sera mieux si tu donnes son nom à elle.
— Son nom, je l’connais pas.
— Ah bon ? Moi je connais. »
Danemark ferma les yeux. « Ça, c’est bien. Et si tu le disais, son nom ?
— Margaret.
— Elle a un nom de famille ? Les Blancs ont tout l’temps un nom de famille.
— Smith, répondit le valet, un nom de forgeron. Mais pas l’air très forte pour travail à la forge.
— Tu l’as vue ? demanda Danemark.
— Des tas d’fois.
— Quand ça ?
— J’y ai porté messages deux, trois fois, et j’ai ramené les réponses. »
Danemark soupira, refréna la colère dans sa voix. « Bon, alors, mon ami, ça veut dire que tu sais où elle habite, non ?
— Oui, répondit le valet.
— Pourquoi tu l’disais pas ?
— T’as pas demandé où elle habite, t’as demandé l’adresse. Les lettres et les chiffres, je connais pas.
— Tu pourrais me conduire ? »
Le valet roula des yeux. « Six pence au patron blanc et me laisse t’emmener. »
Danemark le regarda d’un œil soupçonneux. « T’es sûr que c’est pas deux pence pour le patron blanc et l’reste pour toi ? »
Le valet prit un air peiné. « Je suis chrétien.
— Tous les Blancs aussi », répliqua Danemark.
Le valet, depuis longtemps dépouillé de sa colère, n’avait aucune chance de saisir les sous-entendus ironiques. « ’videmment, sont chrétiens. Comment je connais Jésus, autrement, sans eux ? »
Danemark sortit une pièce de six pence de sa poche et la lui donna. Un instant plus tard le valet était de retour, tout sourire. « J’ai dix minutes.
— C’est assez ?
— Deux rues plus loin, une rue sus l’côté. »
Une fois à la porte de la pension de Margaret Smith, le valet resta planté devant.
« Écarte-toi, je voudrais frapper, dit Danemark.
— Je peux m’écarter si tu veux, dit le valet. Mais je vois pas pourquoi.
— Ben, si je frappe pas, comment je vais savoir si elle est là ?
— L’est pas là.
— Comment tu sais ça ?
— Parce elle est là-bas, elle te regarde. »
Danemark se retourna mine de rien. Une Blanche, un Blanc et une servante noire s’éloignaient de l’autre côté de la rue.
« Qui ça qui m’regarde ?
— Eux, ils regardaient, dit le valet. Et je sais elle peut te parler de ce Calvin.
— Comment tu sais ça ?
— C’est lui, là. »
Danemark jeta un second coup d’œil. L’homme se traînait comme un vieillard. Une coquille vide.
Danemark sourit et donna deux autres pence au valet. « Bon travail, quand t’es décidé à tout me dire. »
Le valet prit la pièce, la contempla et la retendit. « Non, c’est six pence il veut, le patron blanc.
— J’ai déjà payé les six pence », fit Danemark.
Le valet le regarda comme s’il avait perdu l’esprit « Si t’as fait ça, pourquoi tu donnes encore ? Ces deux pence pas assez, toute manière. » Avec humeur, il rendit la pièce. « T’es fou. » Puis il partit.
Danemark se mit en marche d’un pas de promeneur, sans perdre le trio de vue. À deux reprises la jeune esclave se retourna et le regarda. Mais il ne s’en inquiéta pas. Elle le connaissait et il n’y avait aucun risque pour qu’une Noire parle du collecteur de noms à cette femme blanche.
*
« C’est lui, dit Poissarde. Il ramasse les noms. »
Margaret vit tout de suite dans l’esprit de Danemark qu’on ne pouvait pas lui accorder la moindre confiance. Elle cherchait cet homme, et lui la cherchait aussi. Mais il avait un couteau et comptait s’en servir. Ce n’était pas vraiment de cette façon qu’elle allait rendre sa flamme de vie à Calvin.
« Nous allons descendre à la batterie. Il y a toujours beaucoup de monde là-bas. Il n’osera pas faire du mal à un Blanc en pleine foule. Il ne tient pas à mourir.
— Il vous parlera pas non plus, dit Poissarde. Il regarde, c’est tout.
— Il me parlera, fit Margaret. Parce que vous allez le lui demander.
— Me fait peur, ma’am.
— À moi aussi. Mais, je vous le promets, il ne vous fera aucun mal. Le seul à qui il veut du mal, c’est Calvin. »
Poissarde regarda encore Calvin. « Dirait quèqu’un lui a fait tout l’mal possib’ sauf la mort. » Elle se rendit alors compte de ce qu’elle venait de dire. « Oh !
— Ce ramasseur de noms, Danemark Vesey, c’est un garçon plutôt intéressant. Vous savez qu’il n’est pas esclave ?
— L’est libre ? Pas de Noirs libres à Camelot.
— Oh, ça, c’est la version officielle, mais il n’en est rien. Je connais déjà un autre cas semblable. Une femme du nom de Biche. On lui a rendu sa liberté quand elle est devenue trop vieille pour travailler.
— L’ont mise à la porte, alors ? demanda Poissarde, outrée.
— Attention, fit Margaret. Nous ne sommes pas seules. »
Poissarde changea aussitôt d’attitude et baissa une fois de plus les yeux sur la chaussée.
« J’ai vu trop foutus pavés dans ma vie.
— On ne l’a pas mise à la porte, dit Margaret. Mais je ne doute pas qu’il existe des maîtres assez cruels pour le faire. Non, elle a sa petite chambre particulière et elle mange avec les autres. Et on lui donne un petit salaire pour les tâches minimes qu’on lui confie.
— Ils croient ça rattrape sa vie ils ont prise ?
— Oui, ils le croient. Et Biche aussi le croit. Elle a retrouvé son nom, et j’imagine qu’elle aurait des raisons d’être en colère, mais elle est plutôt heureuse.
— Alors, l’est folle.
— Non, seulement vieille. Et fatiguée. Pour elle, la liberté signifie qu’elle n’a plus à travailler, sauf pour faire son lit.
— Ça, pas assez pour moi, ma’am Margaret.
— J’en suis sûre, Poissarde. Personne ne s’en contenterait. Mais ne reprochez pas à Biche son plaisir. Elle l’a bien gagné. »
Poissarde jeta un coup d’œil en arrière et s’agita. « S’approche, ma’am.
— Uniquement parce qu’il a peur de nous perdre dans la foule. »
Margaret guida Calvin vers la digue. Plus loin au large on voyait les forteresses : Lancelot et Galaad. Des noms farfelus. Du roi Arthur tout craché. « Danemark Vesey est libre et il gagne sa vie en tenant les livres de comptes de plusieurs petits cabinets d’affaires et de professions libérales.
— Un Noir qui sait compter ?
— Et lire aussi. Évidemment il se prétend au service d’un Blanc qui se charge en réalité du travail, mais je doute que ses clients soient dupes. Ils s’en tiennent à la version officielle de façon à n’envoyer personne en prison. Ils versent la moitié de ce qu’ils paieraient pour un Blanc, et lui touche bien plus que ce dont il a besoin pour vivre à Blacktown. Ingénieux.
— Et il ramasse les noms.
— Non, en fait il les collecte, mais il les emporte quelque part et les donne à un autre.
— Qui donc ? »
Margaret soupira. « Je l’ignore, mais celui-là sait comment me fermer cette partie de la mémoire de Danemark. Une chose pareille ne m’est encore jamais arrivée. Ou alors je n’y ai pas prêté attention. J’ai déjà dû passer sur la flamme de vie de cet homme alors que je cherchais le ramasseur de noms, mais parce qu’une seule partie de sa mémoire était cachée, je n’ai jamais rien remarqué. » Elle réfléchit un instant. « Non, j’irai même jusqu’à dire que je n’ai jamais regardé dans sa flamme de vie parce qu’il a gardé son nom, donc sa flamme brille assez fort, j’ai dû croire qu’il s’agissait d’un Blanc et je ne l’ai pas examinée du tout. Il se cachait au grand jour.
— Z’êtes une sorcière, hein, ma’am ?
— Pas dans le sens où l’entendent les Blancs, répondit Margaret. Je ne jette pas de sorts, et les sortilèges qui me protègent sont l’œuvre de mon mari. Je ne fais pas ce genre de travail. Moi, je suis une torche. Je vois dans la flamme de vie des gens. Je trouve les chemins de leur avenir.
— Voyez quoi dans mon avenir à moi ?
— Non, Poissarde. Trop de chemins s’ouvrent devant vous. Je ne peux pas vous dire lequel vous prendrez, parce que la décision dépend de vous.
— Mais cet homme-là, il me tue pas, hein ? »
Margaret fit non de la tête. « Je ne vois aucun chemin pour l’instant où une telle chose se produit. Mais je ne lis pas l’avenir, Poissarde. Les gens vivent et meurent en fonction de leurs propres décisions.
— Pas votre avenir à vous non plus ? Votre mari ? »
Margaret grimaça. « J’ai essayé de faire changer de vie à mon mari. Vous voyez, sur tous les chemins où il ne se fait pas tuer avant l’heure, il finit par mourir à cause de la trahison de son frère. »
Poissarde fit en un instant le rapprochement. « Voulez pas dire ce frère-là, pitêt ?
— Si, ce frère-là.
— Alors pourquoi vous laissez pas le ramasseur de noms y couper l’cou ?
— Parce que mon mari l’aime.
— Mais y va l’tuer ! »
Margaret eut un sourire triste. « Curieux, n’est-ce pas ? dit-elle. Connaître l’avenir ne change pas un homme comme mon mari. Il fait ce qui est juste, quelles qu’en soient les conséquences.
— Toujours il fait ce qu’est juste ?
— Pour autant qu’il sache ce qui est juste. La plupart du temps, il tâche d’intervenir le moins possible. Il s’efforce d’apprendre, ensuite il enseigne aux autres. Rien à voir avec Danemark Vesey. Danemark, lui, il agit » Margaret frissonna. « Mais pas judicieusement. Habilement oui, mais pas judicieusement, ni agréablement non plus.
— L’est accroupi sous l’arbre là-bas.
— C’est le moment Poissarde. Allez le voir, dites-lui que je veux lui parler.
— Oh, ma’am Margaret z’êtes sûre il va pas m’faire mal ?
— Il va vous trouver jolie. » Margaret lui toucha le bras.
« Il va se dire que vous êtes la plus jolie femme qu’il a jamais vue.
— Vous blaguez à présent.
— Pas du tout. Vous voyez, vous êtes la première femme noire libre qu’il connaît.
— Pas libre, moi.
— Il a acheté une esclave un jour. Dans l’espoir d’en faire sa femme. Mais elle avait honte d’être la propriété d’un Noir, alors elle a menacé de révéler qu’il savait lire et écrire et de déclarer aux autorités qu’il est un esclave libre à Camelot.
— Il a fait quoi ?
— À votre avis ?
— L’a tuée.
— Il a essayé. Au dernier moment il s’est ravisé. Elle est toujours son esclave, mais elle est infirme. Dans son corps et dans sa tête.
— Y avait pas besoin me raconter tout ça, dit Poissarde. J’allais pas le laisser m’causer d’amour. M’fait trop peur.
— J’ai pensé devoir vous mettre au courant.
— Ben, vous savez quoi ? Être au courant, ça m’enlève un peu d’ma peur. »
Margaret sentit son cœur se serrer en voyant la jeune femme souriante se transformer avant de se retourner pour repartir au milieu des Blancs qui se promenaient sur la batterie. Le sourire s’évanouit ; les paupières se fermèrent à demi ; elle voûta les épaules et baissa les yeux tandis qu’elle se déplaçait, non pas directement vers Danemark, mais selon une diagonale qui s’en écartait. Puis, très vite, elle revint sur ses pas et s’approcha de lui d’une autre direction. Excellent, se dit Margaret. Je n’ai pas pensé à lui donner ce conseil, mais de cette façon rien n’indique aux observateurs éventuels que je l’ai envoyée chercher Danemark.
Poissarde mena l’affaire rondement. Ma maîtresse veut te parler. De quoi ? Ma maîtresse veut te parler. Il pouvait dire n’importe quoi, elle répondait comme un perroquet. Peut-être savait-il qu’elle faisait semblant ou la trouvait-il bête et butée, toujours est-il qu’il finit par se lever et suivre le trajet contourné de Poissarde, deux pas derrière elle. Ils ne pouvaient pas marcher côte à côte, ils auraient eu l’air de se promener aux yeux des Blancs qui auraient cru à une parodie injurieuse. Alors qu’ainsi il paraissait évident qu’elle le conduisait, autant dire qu’ils effectuaient une course pour leur maître, et tout allait bien dans le meilleur des mondes.
« De quoi vous voulez parler ? » demanda Danemark à Margaret en gardant la tête baissée. Mais, au ton de sa voix, elle sentit son hostilité envers elle.
« Vous me cherchez, dit-elle.
— Pas vrai, fit-il.
— Oh, c’est juste. C’est Calvin que vous cherchez.
— C’est son nom ?
— Son nom ne vous donnera pas plus de pouvoir sur lui que vous n’avez déjà.
— J’ai pas d’pouvoir sur personne. »
Margaret soupira. « Alors pourquoi avez-vous un couteau dans votre poche ? C’est illégal, Danemark Vesey. Vous avez d’autres pouvoirs cachés. Vous êtes un Noir libre à Camelot, vous tenez les livres de comptes pour… attendez, Dunn et Brown, Longer et Ford, l’épicerie Taggart…
— J’aurais dû l’savoir que vous m’espionnez. » Il y avait de la peur dans sa voix, malgré tous ses efforts pour paraître indifférent « Les dames blanches ont rien d’mieux à faire. »
Margaret continua. « Vous avez trouvé où j’habite parce que le valet de l’ancienne pension de Calvin vous conduit. Et vous avez une femme chez vous dont vous ne prononcez jamais le nom. Vous l’avez presque noyée dans un sac dans le fleuve. Vous êtes un homme qui a une conscience, et elle vous fait beaucoup souffrir. »
Il manqua vaciller sous le coup, en découvrant tout ce qu’elle savait de lui. « Vont m’pendre, un Noir qu’a une esclave.
— Libre dans une ville d’esclaves, vous avez plutôt la belle vie. Mais on ne peut pas en dire autant pour votre femme, pas vrai ?
— Vous voulez quoi de moi ?
— Il ne s’agit pas d’extorsion, ou à peine. Je vous montre que je connais tout de vous pour vous faire comprendre que vous avez affaire à des pouvoirs qui vous dépassent largement.
— La sournoiserie, c’est pas un pouvoir.
— Et celui de dire que vous avez en vous matière à devenir un grand homme ? Ou un grand imbécile ? Si vous faites le bon choix.
— Quel choix ?
— Le moment venu, je vous le dirai. Pour l’instant vous n’en avez pas. Vous allez nous emmener, Calvin, Poissarde et moi, là où vous gardez les cordes-noms. »
Danemark sourit. « Alors, y a encore des choses que vous connaissez pas.
— Je n’ai pas dit que je connaissais tout. Le pouvoir qui cache les noms m’empêche aussi de voir ce que vous savez là-dessus.
— C’est la vérité, ça, plus qu’vous croyez, fit Danemark. Je sais pas moi-même. »
Poissarde se moqua de lui tout haut. « C’est pas une Blanche bête tu peux faire marcher.
— Non, Poissarde, la corrigea Margaret, il dit la vérité. Il l’ignore vraiment. Alors je me demande : comment retrouvez-vous votre chemin pour rentrer ?
— Quand c’est le moment d’y aller, je m’promène, comme ça, et d’un coup me v’là devant. J’passe la porte et je m’souviens de tout.
— De quoi ?
— Comment j’sais, moi ? J’l’ai pas passée, la porte.
— Un sortilège puissant, fit Margaret, s’il s’agit bien de sortilège. Emmenez-moi là-bas.
— J’peux pas faire ça, dit Danemark.
— Et si moi je coupe tes couilles ? » lança Poissarde d’un ton joyeux.
Danemark regarda Poissarde, abasourdi. Il n’avait jamais entendu de femme noire tenir ce genre de propos, carrément en public, devant une Blanche.
« Nous attendrons pour les mutilations. Poissarde, dit Margaret. Encore une fois, je crois que Danemark Vesey me dit peut-être la vérité. Il ne peut pas vraiment retrouver l’adresse sauf quand il s’y rend seul. »
Danemark opina.
« Bon, alors… je suppose que j’en ai terminé avec vous, dit Margaret. Vous pouvez maintenant partir.
— J’veux cet homme », dit Danemark. Il lança un coup d’œil à Calvin.
« Vous ne l’aurez jamais, fit Margaret. Il a davantage de pouvoir que vous ne l’imaginez.
— Pas tant qu’ça, sûrement. Regardez-le, l’est vide en dedans.
— Oui, on l’a pris par surprise. Mais vous ne le retiendrez pas longtemps.
— Assez longtemps. Son corps, il commence pourrir. Va mourir.
— Vous avez jusqu’à trois pour vous écarter de moi et marcher sans vous arrêter, dit Margaret.
— Sinon ?
— Un. Sinon je crie pour que vous enleviez vos sales pattes. »
Danemark recula aussitôt. C’était l’accusation la plus sûre pour l’envoyer sans discussion se balancer au bout d’une corde.
« Deux », fit Margaret. L’homme disparut.
« À présent on l’a encore perdu, dit Poissarde.
— Non, mon amie, nous le tenons. Il va nous conduire directement où il veut aller. Il ne peut pas se cacher de moi. »
Margaret pivota lentement sur elle-même pour un tour d’horizon. « Aujourd’hui, je crois que ça vaut la peine de faire les frais d’une voiture. »
Elle conduisit Poissarde et Calvin vers la rangée de voitures en attente. Pour faire monter le corps indifférent de son beau-frère à bord, elle dut lui lever la jambe et Poissarde le hisser. À peine Calvin installé sur son siège, Poissarde voulut redescendre.
« S’il vous plaît, restez avec moi, dit Margaret.
— Peux pas faire ça. »
Comme s’il participait à la conversation, le cocher blanc ouvrit la fenêtre coulissante entre son siège et l’intérieur de la voiture. « Ma’am, fit-il, vous êtes du Nord, alors vous connaissez pas, mais par chez nous autres on permet pas aux Noirs d’monter dans les voitures. Elle connaît ça, elle… Elle doit descendre et marcher par-derrière.
— Elle m’a parlé de cette loi et je ne demande qu’à m’y conformer. Mais mon beau-frère, ici, est sujet à des malaises en voiture, et vous comprendrez, j’espère, s’il vomit, que je ne sois pas disposée à tenir moi-même le sac où il se soulagera. »
Le cocher réfléchit un moment. « Fermez l’rideau, alors. J’veux pas de tracas, moi. »
Poissarde regarda Margaret, incrédule. Puis elle se pencha et tira le tissu d’un côté de la voiture tandis que Margaret l’imitait de l’autre. Une fois à l’abri des regards extérieurs, Poissarde s’assit près de Calvin sur le banc matelassé et sourit comme une gamine de trois ans devant une cuillerée de mélasse. Elle sauta même un peu sur le siège.
La fenêtre s’ouvrit à nouveau. « Ousqu’on va, ma’am ? demanda le cocher.
— Je le saurai quand je le verrai, répondit Margaret. Mais je suis à peu près sûre que c’est dans Blacktown.
— Oh, ma’am, vous devriez pas aller par là-bas.
— C’est pour cette raison que mon beau-frère m’accompagne.
— Ben, j’vais vous y emmener, mais ça m’plaît pas.
— Ça vous plaira davantage quand je vous réglerai la course.
— Ça m’plairait ’core plusse d’être payé d’avance », fit le cocher.
Margaret répondit par un éclat de rire.
« J’voulais dire la moitié d’avance.
— Vous serez payé à l’arrivée, et ça, monsieur, c’est la loi. Mais si vous avez envie de me jeter hors de votre voiture, vous êtes libre d’appeler un agent. Vous lui parlerez par la même occasion de l’esclave que vous transportez. »
Le cocher referma la fenêtre à la volée et la voiture s’ébranla sans ménagement dans une embardée. Poissarde poussa un cri et faillit tomber de son siège, puis se mit à rire sans bouger. « J’comprends pas pourquoi vous, les Blancs, roulez pas tout l’temps en voiture.
— Les riches le font dit Margaret. Mais tous les Blancs ne sont pas riches.
— Sont plus riches que moi.
— Financièrement oui, j’en suis sûre. » Puis, heureuse du plaisir de Poissarde, elle se mit à son tour à sauter sur son siège. Les deux jeunes femmes riaient comme des écolières.
*
Danemark avait l’impression que le couteau dans sa poche pesait deux tonnes. C’était horrible, ce qu’il avait projeté de commettre, tuer comme ça un homme sans défense ; et pour couronner le tout, cette dame blanche n’ignorait rien de ses intentions. Il avait l’habitude de passer inaperçu. Les Blancs ne lui prêtaient aucune attention sauf de temps en temps, histoire de l’asticoter un peu en passant. Mais cette femme, elle avait une façon très particulière de l’asticoter. Elle connaissait des détails sur lui dont personne n’était au courant, pas même Gullah Joe. Elle lui flanquait la frousse.
Il fut donc bien content de lui échapper et d’errer dans les rues de Blacktown jusqu’au moment où il tomba sur une porte dans laquelle il reconnut d’un coup celle qu’il cherchait, même s’il n’aurait su dire comment il la reconnaissait ni pourquoi il ne s’en souvenait pas un instant plus tôt. Il posa la main sur le bouton et la porte s’ouvrit aisément, sans clé. Une fois à l’intérieur et le battant refermé derrière lui, il se rappela tout. Gullah Joe. La lutte au-dessus des cordes-noms. Voilà pourquoi il était censé tuer ce Blanc, rien d’étonnant ! Ce qu’il avait commis, dénouer le nom d’une pauvre esclave, le relâcher et le condamner à errer on ne savait où…
Mais il le savait, lui. Il éclata d’un rire tonitruant « Gullah Joe, tu vas pas l’croire, j’ai vu la fille noire qu’a eu son nom libéré par le démon que t’as attrapé ! »
Gullah Joe le fusilla du regard. « Pitêt tu pas brailler quoi je faire pour tout l’monde dans la rue entendre.
— Elle s’appelle Poissarde, dit Danemark assez près du sorcier pour ne pas avoir à crier. J’crois pas que c’était un hasard si ce jeune Blanc a libéré son nom à elle, parce qu’elle est louée à sa belle-sœur.
— Tu dire trouver le Blanc, je crois.
— Oui, mais l’est pas encore mort. »
Gullah Joe abattit violemment sa main sur la table. Danemark fut surpris et perdit son air jovial. Tu perdre ton courage ?
— Elle savait que j’venais, fit Danemark.
— Une femme, elle !
— Elle l’a emmené à la batterie, y avait plein de Blancs partout, tu crois que j’allais sortir mon couteau, sans parler de l’planter dans un garçon blanc ?
— Garçon ? Ce Blanc pitêt un enfant ?
— Non, c’est un homme, mais jeune. J’parie qu’il se rase pas. » Danemark se rappelait à quoi ressemblait Calvin. Une carcasse vide. Comme sa femme. La sorcière blanche savait tout sur elle.
Ce fut plus fort que lui, Danemark la chercha des yeux. Il la vit, là, dans un angle, qui raccommodait des vêtements. Elle ne leva pas la tête. Elle avait besoin de toute sa concentration uniquement pour enfoncer et retirer l’aiguille du tissu. Elle avait autrefois le sang aussi chaud que cette Poissarde. J’aurais peut-être pu la convaincre honnêtement, si j’avais essayé. Si je l’avais affranchie. Mais il fallait bien que je la tienne à ma main, non ? Tout comme un Blanc. J’étais un maître, quoi.
« Comment lui aller ? demanda Gullah Joe.
— Qui ça ?
— Démon de son corps !
— L’est loin, Gullah Joe.
— Pas assez. » Gullah Joe jeta un coup d’œil vers le cercle qui renfermait le captif. Danemark remarqua que le nombre de charmes noués qui le formaient avait doublé depuis son départ au petit matin.
« L’a essayé de s’échapper ?
— Pitêt déjà s’échapper.
— Ben, alors, on le saurait, non ? Tu serais mort, non ?
— Pitêt pas besoin, fit Gullah Joe. Regarde ! Regarde ça ! »
Il n’y avait pas un souffle de vent dans le grenier, et pourtant un des charmes s’était soudain mis à osciller puis à tressauter.
« C’est lui qui fait ça ? » demanda Danemark.
Gullah Joe posa sur lui un regard méprisant « Non, crétin, c’est cancrelats dans charme le faire sauter.
— Comment il peut faire ça si tu l’tiens prisonnier ? »
Gullah Joe avait peut-être la réponse, mais à cet instant ils entendirent tous deux la porte s’ouvrir au rez-de-chaussée. Le sorcier parut bondir en l’air, et Danemark allait pousser un cri lorsque Joe secoua violemment la tête et se couvrit la bouche d’une main pour lui signifier de garder le silence.
Danemark se pencha tout près. « T’as dit personne pouvait entrer ici, je crois. »
Des pas gravirent l’escalier. On n’essayait pas de les étouffer, d’ailleurs. Clop, clop, clop. Une ascension lente, des pieds nombreux.
Danemark finit par comprendre ce qu’il entendait. « C’est elle, chuchota-t-il. Elle l’amène ici. »
La voix de Margaret flotta depuis l’escalier. « Exactement, dit-elle. Écartez-vous, Danemark Vesey. C’est à Gullah Joe que je dois parler. »
Gullah Joe dansait autour de sa table comme un gamin pris d’une envie pressante. Personne n’avait jamais percé aussi facilement ses défenses. Personne ne l’avait jamais appelé par son nom sans qu’il le veuille. L’inconnue devait être tellement puissante qu’il se demandait à quels charmes recourir. Elle avait déjà franchi certains des plus redoutables.
Danemark vit le désespoir du sorcier et comprit que la situation leur échappait totalement.
« Calvin ! s’écria Margaret. Tu entends ma voix ? »
Ils arrivaient en haut de l’escalier, en mesure à présent de fouiller le grenier des yeux et de voir les charmes suspendus. La femme blanche, l’homme blanc et la jeune esclave Poissarde.
Margaret écoutait, dans l’attente d’une réponse. À sa grande surprise, elle lui parvint de l’homme à côté d’elle.
« Je t’entends », fit Calvin. Mais il parlait d’une voix douce et avait l’air égaré.
« J’ai ramené ton corps près de ta bestiole, Calvin », expliqua-t-elle.
Les lèvres de Calvin marmonnèrent une supplique. « Sors-moi d’là, dit-il d’un ton morne.
— Tue-le tout d’suite, fit Gullah Joe. Son corps, rappeler l’âme dedans. Tue-le ! »
Danemark ramassa un couteau beaucoup plus gros que celui qu’il avait caché dans sa poche. « L’approchez pas », dit-il à Margaret.
Elle l’ignora complètement et entreprit même de guider Calvin vers l’impressionnante concentration de charmes.
« Arrête, toi ! Pas l’amener là ! » Gullah Joe jeta dans sa direction une poignée de poudre qui s’envola au loin dans une brusque saute de vent puis lui revint dans les yeux et le fit pleurer.
« Comment vous faire cette sorcellerie ? »
Elle l’ignora lui aussi, écarta les charmes afin de pousser Calvin au travers.
« Oh, oui, fit Calvin d’une voix qui lui ressemblait maintenant davantage mais manquait encore d’assurance. C’est ça. Ramène-moi chez moi.
— Arrête-le ! » brailla Gullah Joe.
Danemark se rua entre les charmes et le Blanc, le couteau brandi.
Margaret donna aussitôt une violente poussée à son beau-frère qui bouscula Danemark ; tous deux tombèrent au milieu du cercle qui contenait la bestiole de Calvin.
Gullah Joe hurla de fureur et se jeta par terre.
« Là, j’ai un p’tit tracas, Margaret. »
Ça ressemblait à ce qu’aurait dit Calvin. C’était son intonation. Et il disait sûrement vrai. Malheureusement, la voix sortait de la bouche de Danemark Vesey.
« Quel est ce tracas, Calvin ?
— J’peux pas revenir dans mon corps, dit-il. Alors j’suis bien content que tu m’aies envoyé dans un aut’ de r’change.
— Ce n’est pas un corps de rechange, quelqu’un s’en sert, fit Margaret.
— Tu crois que j’connais pas ça ? Mais j’peux pas entrer dans mon corps et j’peux pas parler sans en avoir un. »
Margaret s’approcha de Gullah Joe. « Qu’est-ce qui ne va pas ? Pourquoi ne peut-il pas retourner dans son corps ?
— À moitié mort, son corps à lui ! Regarde, il voler le corps mon ami !
— Ton corps est en train de mourir, expliqua Margaret à Calvin. Danemark m’en a déjà parlé. Tu es en train de pourrir.
— Redonner le corps ! cria Gullah Joe.
— Alors aidez-moi à le faire revenir dans le sien !
— Comment je faire ça ? fit Gullah Joe. Homme mort dans la tombe, lui !
— Non, il n’est pas mort. Calvin, il faut que tu guérisses ton corps.
— J’connais pas comment, dit Calvin. J’ai jamais essayé d’ressusciter les morts, moi.
— Tu n’es pas mort, rectifia Margaret. Regarde, ta poitrine se lève et descend.
— D’accord, j’essaye, mais c’est pas comme un doigt coupé, j’connais pas quoi…
— Attends ! » Margaret se retourna brusquement, s’approcha de Gullah Joe et le hissa sur ses pieds. « Vous savez, vous ! cria-t-elle. Dites-le-moi !
— Savoir quoi ? fit Gullah Joe en feignant la détresse impuissante. Vous la femme sorcière, casser tous les charmes, vous. »
Il sourit et haussa les épaules. Margaret reconnut l’expression, le geste. C’était la manière des esclaves de dire à leurs maîtres d’aller se faire voir. Elle jeta un coup d’œil dans sa flamme de vie et vit beaucoup de choses. Mais tout son savoir lui restait caché.
« Vous savez comment le guérir, lui souffla-t-elle au visage en le fixant dans les yeux. Vous avez déjà enlevé des âmes, et vous savez comment les restituer. »
Pour toute réponse, Gullah Joe croisa les bras et détourna le regard.
« Excusez-moi, ma’am Margaret », dit Poissarde. Elle écarta la torche, s’avança, posa la main gauche sur la joue droite de Gullah Joe puis le gifla de l’autre main sur l’autre joue avec une telle force que le sang fusa de la bouche du sorcier. « Parle à la gentille dame ! lui brailla-t-elle sous le nez. C’est pas une ennemie, t’entends ?
— Faire peur, lui ! cria Gullah Joe en montrant du doigt Calvin par terre. Enlever ce corps ! »
Poissarde lui décocha une autre gifle, cette fois si violente que l’homme s’écroula en moulinant des bras dans une auréole de longues tresses nouées. Un charme dut se libérer parce que tout un pan de l’esprit du sorcier s’ouvrit à Margaret. Plus besoin désormais d’attendre le renseignement. Elle ouvrit deux petits pots sur la grande table de Joe, prit dans chacun une bonne pincée de poudre, puis s’approcha d’un pas décidé du cercle de charmes où gisait Calvin et lança la poudre au-dessus de lui.
Ce faisant, elle se rappela Antigone répandant de la terre sur le cadavre de son frère malgré le décret de Créon qui l’interdisait. Est-ce que j’enterre rituellement le frère de mon mari ? Si je croyais pouvoir sauver Alvin en le laissant mourir… Mais je perdrais Alvin. C’est son petit frère aimé avec lequel il a joué pendant la moitié de son enfance. S’il meurt ce ne sera pas de ma main, même indirectement. Un tel geste briserait ma vie avec Alvin et ne sauverait pas nécessairement la sienne. Dans la flamme de vie d’Alvin, où elle procéda un instant à quelques vérifications, tous les chemins menaient à la trahison de Calvin.
Tant que son jeune frère vit Alvin n’est pas en sécurité.
Et c’était pourtant pour l’amour d’Alvin qu’elle ne le laissait pas mourir. Les poudres se déposèrent sur le corps et furent aspirées dans les narines de Calvin qui s’anima aussitôt. Il se redressa sur son séant. « J’ai bougrement faim », dit-il.
Gullah Joe hurla. « Non ! T’en aller ! Partir d’ici ! »
Calvin se mit debout. « C’est lui l’saloupiot qui m’a piégé icitte, en dehors d’mon corps ?
— C’était un accident, dit Margaret. Ne lui fais pas de mal. »
Calvin leva le bras, puis grimaça et tituba.
« Guéris-toi ! » lui cria encore Margaret.
Calvin, immobile, tentait manifestement quelque chose que personne d’autre ne pouvait voir. « J’me remets à vue d’œil, dit-il. Asteure que ma bestiole s’en est revenue, elle me guérit toute seule. »
À cet instant, Poissarde poussa un cri. Margaret pivota d’un bloc et vit Danemark, le couteau à la main, qui titubait vers Calvin en brandissant sa lame. Poissarde sauta sur le dos du Noir et lui tirailla sur le bras tant et si bien qu’ils s’affalèrent tous deux parterre.
Entre-temps, Calvin avait cessé d’osciller. Il se tenait solidement sur ses jambes et, lorsqu’il se retourna face à Danemark, il eut la présence d’esprit de tellement chauffer son couteau que l’autre hurla et jeta l’arme au loin. « Vous êtes entré dans moi ! hurla Danemark qui tenait maintenant sa main brûlée devant lui, pendante. Mon corps portait le galeux qu’vous êtes ! »
Calvin ne parut même pas le remarquer. C’était Gullah Joe qu’il cherchait. « Maudite charogne, sale empiégeux d’sorcier ! s’écria-t-il. Ousque t’es ? »
À ce moment une mouette se mit à voleter frénétiquement autour du grenier. Avant qu’elle ait eu le temps de trouver une fenêtre ouverte, Calvin pointa le doigt dans sa direction et elle tomba à pic sur le plancher. En un clin d’œil, l’oiseau disparut, remplacé par Gullah Joe. Calvin s’avança vers lui, la figure grimaçante d’une haine et d’une fureur horribles à voir.
« Calvin, arrête ! cria Margaret. C’était un accident ! Ils t’ont attrapé dans leur piège mais ils n’avaient aucune idée qu’il s’agissait de toi, et quand ils se sont aperçus de tes pouvoirs, ils n’ont eu d’autre choix que de te garder prisonnier par peur de la vengeance que tu pourrais exercer sur eux. »
Calvin la contempla un moment en silence puis se tourna vers le cercle qui l’avait retenu. Il en décrocha d’un coup sec tous les charmes du plafond jusqu’à ce qu’il n’existe plus. On n’entendait d’autre bruit que les pleurs de Gullah Joe. Mais, lorsque Calvin se rendit au cercle plus petit et entreprit d’en décrocher aussi les charmes, le sorcier se mit à brailler. « Touche pas ! Je supplier toi ! Tu délivrer les noms comme ça, certains jamais trouver chemin de leur corps ! »
Calvin ne lui prêta aucune attention. Il arracha les charmes du plafond puis ouvrit le nouveau filet, cette fois à la main, et répandit les cordes-noms partout sur le plancher du grenier.
« Pas leur faire du mal, implora Gullah Joe en pleurant Arrête-le, Danemark ! »
Mais Danemark, assis par terre, pleurait lui aussi.
« Déchirez les cordes-noms, cria Poissarde. Rendez la colère aux esclaves ! »
Calvin jeta un coup d’œil à la jeune esclave et sourit méchamment « Quel bien ça fait aux genses, la colère ? »
Alors, sauvagement, furieusement, avec la seule puissance de son esprit il dénoua l’ensemble des cordes jusqu’à ce qu’elles gisent en lambeaux. Les autres ne quittèrent pas des yeux l’amas bouillonnant des cordes-noms qui se démêlaient tandis qu’en fusaient des morceaux épars. Puis plus rien ne bougea dans le méli-mélo de débris.
Maintenant que l’irréparable était fait Gullah Joe cessa ses protestations envers Calvin. Il leva les yeux vers le ciel invisible au-delà du plafond tapi au-dessus de leurs têtes. « Retourner dans vos corps, vous ! Tous les noms retourner chez vous ! » Puis il tomba à genoux en pleurant.
« Tu brailles pour quoi ? » demanda Calvin. Il regarda aussi Danemark qui commençait seulement à se sécher les yeux.
« Tu trop fort pour moi, fit Gullah Joe. Oh, mon peuple, mon peuple, retourner chez toi ! »
Calvin fit deux pas titubants vers lui avant de s’écrouler. « J’suis après mourir, Margaret, dit-il. Mon corps est trop gâté.
— L’est mourant, ça m’évite le tracas de l’tuer, commenta Danemark. Tout ce qu’on a fait pour not’ peuple, lui l’a défait.
— Non ! s’exclama Poissarde. Il donne à nous la liberté ! Toute la rage enfermée dans le filet, c’est la prison la plus affreuse. Et on reste esclaves, jusqu’au fond du cœur. Renoncer à nous pour pouvoir se cacher ? De quoi ? Le pire est déjà arrivé quand on reçoit la corde-nom. »
Margaret s’agenouilla près de Calvin. « Tu dois te guérir, ne cessait-elle de lui murmurer.
— J’connais pas où commencer, souffla Calvin. J’suis plein d’pourrissure tout partout.
— Alvin, s’écria Margaret au désespoir. Alvin, regarde. Regarde-moi ! Vois ce qui se passe ici ! » Elle se releva et se mit à tracer des lettres dans le vide. A-U-S-E-C-O-U-R-S. C-A-L-V-I-N. G-U-É-R-I-S-L-E ! « Regarde-moi et sauve-le si tu veux qu’il vive !
— Vous faites quoi dans l’air ? demanda Poissarde. Vous faites signe à quoi ?
— À mon mari, répondit Margaret. Il ne me voit pas. » Elle se tourna vers Gullah Joe. « Pouvez-vous faire quelque chose pour aider tous ces noms perdus à rentrer chez eux ?
— Oui, dit Joe.
— Alors prenez votre ami Danemark et faites-le.
— Et vous allez faire quoi, vous ? demanda Danemark d’un air renfrogné.
— Je vais essayer de décider mon mari à guérir son frère. Et, s’il ne peut pas, je vais tenir la main de Calvin pendant les derniers instants. »
Calvin laissa échapper un profond gémissement de désespoir. « J’suis pas prêt à mourir ! fit-il.
— Prêt ou non, tu devras mourir un jour, lui rappela Margaret. Guéris-toi du mieux que tu peux. Tu es censément un Faiseur, non ? »
Calvin se mit à rire. D’un rire abattu et amer. « J’ai passé toute ma vie à essayer d’échapper aux ordres d’Alvin. Asteure, pour une fois que j’ai besoin d’lui, je l’ai pas dans mes pattes. »
Dans le silence qui s’ensuivit s’éleva la voix de Gullah Joe, douce et lente.
« Les noms le faire, dit-il. Retrouver leur chemin.
— Alors vous devriez sortir dans la rue et répandre la nouvelle dans toute la ville, dit Margaret. Les esclaves vont déborder d’une rage longtemps contenue. Il faut que vous les empêchiez de se soulever dans une rébellion stérile une fois qu’ils auront retrouvé leurs émotions violentes. » Ni Gullah Joe ni Danemark ne réagit. « Allez-y ! cria-t-elle. Je m’occupe de Calvin. »
Les deux hommes sortirent en chancelant dans la rue et passèrent de maison en maison. Déjà des gémissements et des chants s’élevaient dans la cité. Ils interceptèrent tous les Noirs de Blacktown qu’ils trouvèrent et les mirent au courant du mieux possible avant de les renvoyer sur une dernière recommandation : Retenez votre colère. Ne faites de mal à personne. Ils nous écraseront si nous laissons parler nos sentiments. Le ramasseur de noms ne veut pas. Nous ne sommes pas encore prêts. Nous ne sommes pas encore prêts.
Dans le grenier de l’entrepôt, Margaret et Poissarde ne pouvaient qu’éponger le front de Calvin qui délirait par terre, abruti par la fièvre. Corps et âme ne s’étaient retrouvés, semblait-il, que pour mieux mourir ensemble.
Au bout d’un moment deux autres mains se joignirent aux leurs. Une femme noire aux gestes lents, hésitants. Elle posa une ou deux questions, mais sans articuler ; on avait du mal à la comprendre. Margaret sut tout de suite de qui il s’agissait et posa la main sur celle de la Noire ; de l’autre côté, Poissarde fit de même. « T’as pas à travailler, aujourd’hui, dit la jeune esclave. On s’occupe de lui. »
Mais la femme n’eut pas l’air de les comprendre. Elle continua de les aider à prendre soin de Calvin comme si elle avait un intérêt personnel à le maintenir en vie. Ou peut-être aimait-elle tout bonnement son prochain comme elle-même.